À propos du concept
[G. Simondon] appelait de ses vœux une science des opérations qu’il nommait allagmatique, du grec
Sources
- L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information (Gilbert SIMONDON, ISBN: 978-2-84137-181-5)
Actualisation de l’énergie potentielle
L’individuation, au sens classique du terme, ne peut avoir son principe dans la matière ou dans la forme; ni la forme ni la matière ne suffisent à la prise de forme. Le véritable principe d’individuation est la genèse elle-même en train de s’opérer, c’est-à-dire le système en train de devenir, pendant que l’énergie s’actualise. Le principe véritable d’individuation ne peut être cherché dans ce qui existe avant que l’individuation ne se produise, ni dans ce qui reste après que l’individuation est accomplie; c’est le système énergétique qui est individuant dans la mesure où il réalise en lui cette résonance interne de la matière en train de prendre forme, et une médiation entre ordres de grandeur. Le principe d’individuation est la manière unique dont s’établit la résonance interne de cette matière en train de prendre cette forme. Le principe d’individuation est une opération. Ce qui fait qu’un être est lui-même, différent de tous les autres, ce n’est ni sa matière ni sa forme, mais c’est l’opération par laquelle sa matière a pris forme dans un certain système de résonance interne. Le principe d’individuation de la brique n’est pas la glaise, ni le moule: de ce tas de glaise et de ce moule sortiront d’autres briques que celle-ci, possédant chacune leur eccéité, mais c’est l’opération par laquelle la glaise, à un moment donné, dans un système énergétique qui comprenait les moindres détails du moule comme les plus petits tassements de cette terre humide, a pris forme, sous telle poussée, ainsi répartie, ainsi diffusée, ainsi actualisée: il y a eu un moment où l’énergie de la poussée s’est transmise en tous sens de chaque molécule à toutes les autres, de la glaise aux parois et des parois à la glaise: le principe d’individuation est l’opération qui réalise un échange énergétique entre la matière et la forme, jusqu’à ce que l’ensemble aboutisse à un état d’équilibre. On pourrait dire que le principe d’individuation est l’opération allagmatique comrnune de la matière et de la forme à travers l’actualisation de l’énergie potentielle. Cette énergie est énergie d’un système; elle peut produire des effets en tous les points du système de manière égale, elle est disponible et se commu- nique. Cette opération s’appuie sur la singularité ou les singularités du hic et nunc concret; elle les enveloppe et les amplifie1.
L’entre-deux du vivant
Le devenir de l’être vivant, au lieu d’être un devenir après individuation, est toujours un devenir entre deux individuations; l’individuant et l’individué sont dans le vivant en relation allagmatique prolongée. Dans l’objet technique, cette relation allagmatique n’existe qu’un instant, lorsque les deux demi-chaînes sont soudées l’une à l’autre, c’est-à-dire lorsque la matière prend forme : en cet instant, l’individué et l’individuant coïncident ; lorsque cette opération est finie, ils se séparent ; la brique n’emporte pas son moule, et elle se détache de l’ouvrier ou de la machine qui l’a pressée. L’être vivant, après avoir été amorcé, continue à s’individuer lui-même ; il est à la fois système individuant et résultat partiel d’individuation. Un nouveau régime de résonance interne s’institue dans le vivant dont la technologie ne fournit pas le paradigme : une résonance à travers le temps, créée par la récurrence du résultat remontant vers le principe et devenant principe à son tour. Comme dans l’individuation technique, une permanente résonance interne constitue l’unité organismique. Mais, de plus, à cette résonance du simultané se surimpose une résonance du successif, une allagmatique temporelle. Le principe d’individuation du vivant est toujours une opération, comme la prise de Forme technique, mais cette opération est à deux dimensions, celle de simultanéité, et celle de succession, à travers l’ontogénèse soutenue par la mémoire et l’instinct.
À partir d’une singularité
Le dualisme matière-forme, ne saisissant que les termes extrêmes du plus grand et du plus petit que l’individu, laisse dans l’obscurité la réalité qui est du même ordre de grandeur que l’individu produit, et sans laquelle les termes extrêmes resteraient séparés : une opération allagmatique se déployant à partir d’une singularité.
Prise de forme
Placer le principe d’individuation dans la forme ou dans la matière, c’est supposer que l’individu peut être individué par quelque chose qui préexiste à sa genèse, et qui recèle en germe l’individuation. Le principe d’individuation précède la genèse de l’individu. Quand on cherche un principe d’individuation existant avant l’individu, on est contraint de le placer dans la matière ou dans la forme, puisque seules préexistent la forme et la matière; comme elles sont séparées l’une de l’autre et que leur réunion est contingente, on ne peut faire résider le principe d’individuation dans le système de forme et de matière en tant que système, puisque ce dernier n’est constitué qu’au moment où la matière prend forme. Toute théorie qui veut faire préexister le principe d’individuation à l’individuation doit nécessairement l’attribuer à la forme ou à la matière, et exclusivement à l’une ou à l’autre. Dans ce cas, l’individu n’est rien de plus que la réunion d’une forme et d’une matière, et il est une réalité complète. Or, l’examen d’une opération de prise de forme aussi incomplète que celle que réalise l’opération technique montre que, même si des formes implicites préexistent déjà, la prise de forme ne peut s’effectuer que si matière et forme sont réunies en un seul système par une condition énergétique de métastabilité. Cette condition, nous l’avons nommée résonance interne du système, instituant une relation allagmatique au cours de l’actualisation de l’énergie potentielle. Le principe d’individuation est dans ce cas l’état du système individuant, cet état de relation allagmatique à l’intérieur d’un complexe énergétique incluant toutes les singularités; le véritable individu n’existe qu’un instant pendant l’opération technique: il existe tant que dure la prise de formel2.
Résonance interne
Ce qui est premier est ce système de la résonance interne, singulière, de la relation allagmatique entre deux ordres de grandeur3.
Rencontre et compatibilité
Un substantialisme pur, une pure Théorie de la Forme, ou un dynamisme pur, seraient également impuissants devant la nécessité de rendre compte de l’individuation physicochimique. Rechercher le principe d’individuation dans la matière, dans la forme, ou dans la force, c’est se condamner à ne pouvoir expliquer l’individuation que dans des cas particuliers qui paraissent simples, comme par exemple celui de la molécule ou de l’atome. C’est, au lieu de faire la genèse de l’individu, supposer cette genèse déjà faite dans des éléments formels, matériels, ou énergétiques, et, grâce à ces éléments déjà porteurs d’individuation, engendrer par composition une individuation qui est en fait plus simple. C’est pour cette raison que nous n’avons pas voulu entreprendre l’étude de l’individu en commençant par la particule élémentaire, afin de ne pas risquer de prendre pour simple le cas complexe. Nous avons choisi l’aspect le plus précaire de l’individuation comme terme premier de l’examen. Et dès le début, il nous est apparu que cette individuation était une opération résultant de la rencontre et de la compatibilité d’une singularité et des conditions énergétiques et matérielles. On pourrait donner le nom d’allagmatique à une pareille méthode génétique qui vise à saisir les êtres individués comme le développement d’une singularité qui unit à un ordre moyen de grandeur les conditions énergétiqùes globales et les conditions matérielles; nous devons bien remarquer en effet que cette méthode ne fait pas intervenir un pur déterminisme causal par lequel un être serait expliqué lorsqu’on aurait pu rendre compte de sa genèse dans le passé. En fait, l’être prolonge dans le temps la rencontre des deux groupes de conditions qu’il exprime; il n’est pas seulement résultat, mais aussi agent, à la fois milieu de cette rencontre et prolongement de cette compatibilité réalisée. En termes de temps, l’individu n’est pas au passé mais au présent, car il ne continue à conserver son individualité que dans la mesure où cette réunion constitutive de conditions se prolonge et est prolongée par l’individu lui-même. L’individu existe tant que le mixte de matière et d’énergie qui le constitue est au présent. C’est là ce que l’on pourrait nommer la consistance active de l’individu.
Structure <-> opération
L’allagmatique est le versant opératoire de la théorie scientifique. La science n’est, jusqu’à ce jour, qu’à moitié accomplie; elle doit maintenant faire la théorie de l’opération. Or, comme une opération est une conversion d’une structure en une autre structure, il fallait d’abord une systématique des structures pour que ce travail puisse s’accomplir. La Cybernétique marque le début d’une allagmatique générale. Le programme de l’allagmatique – qui vise à être une Cybernétique universelle – consiste à faire une théorie de l’opération. Mais il n’est pas possible de définir une opération à part d’une structure; dès lors, le système structural sera présent dans la définition de l’opération sous sa forme la plus abstraite et la plus universelle; et définir l’opération reviendra à définir une certaine convertibilité de l’opération en structure et de la structure en opération, puisque l’opération réalise la transformation d’une structure en une autre structure, et est donc investie de la structure antécédente qui va se reconvertir, à la fin de l’opération, en la structure suivante; l’opération est un μεταξύ entre deux structures et est pourtant d’une autre nature que toute structure. Nous pouvons donc prévoir que l’allagmatique devra définir le rapport d’une opération à une opération et le rapport d’une opération à une structure. Ces rapports peuvent se nommer, pour les premiers, transopératoires, et pour les seconds, conversions.
Postulat déquivalence : une opération et une opération, ou une opération et une structure sont équivalentes quand elles entretiennent chacune un rapport transopératoire ou de conversion avec une même troisième.
Définition : l’analogie est une équivalence transopératoire.
Définition : la modulation et la démodulation sont les équivalences d’opération et de structure : la modulation est la transformation d’une énergie en structure et la démodulation la transformation d’une structure en énergie. Dans ce cas, la structure est un signal.
Nous ne pouvons déterminer par avance si la relation entre deux opérations passe par l’intermédiaire d’une structure ou si cette relation est directe mais suppose une structure de mise en relation. Toutefois, d’après le postulat que nous avons posé, l’analogie et l’acte analogique seraient différents de la modulation, qui met en rapport une opération et une structure. Nous supposerons que la relation de modulation définit l’application d’une structure à une opération, par l’intermédiaire d’un état qui est le μεταξύ de l’opération et de la structure à savoir l’énergie. Dans la modulation, il faut distinguer la structure véritable qui est la structure du signal, ou forme, de la structure qui met en relation la forme et l’énergie. L’opération est cette mise en relation, ou plutôt une condition de cette mise en relation. Car la mise en relation d’une opération et d’une structure est un acte, qui suppose opération sous forme d’énergie et structure par la forme, nommée encore signal.
Tree of Significance
- SYNONYM
- n-a
- ANTONYM
- n-a
- HYPERNYM
HYPONYM :
-
Ces singularités réelles, occasion de l’opération commune, peuvent être nommées information. La forme est un dispositif pour les produire. ↩
-
C’est pendant que le système est en état d’équilibre métastable qu’il est modulable par les singularités, et qu’il est le théâtre de processus d’amplification, de sommation, de communication. ↩
-
Ni la forme, ni la matière ne sont strictement intrinsèques, mais la singularité de la relation allagmatique dans un état d’équilibre métastable, milieu associé à l’individu, est immédiatement liée à la naissance de l’individu. ↩